L’idée d’avancer seule dans le noir n’était pas une de ses meilleures. Toutefois, celle de l’archer en herbe n’était pas plus lumineuse. Pivotant sur elle-même, Butterfly toisa dans la pénombre l’insolent, leva un sourcil. Après tout, s’il menaçait aussi bien qu’il visait, ils n’avaient aucun souci à se faire. Aucun intérêt à lui rentrer dedans, elle risquerait de le faire pleurer et Silence la rejoignait. Les autres suivaient sans encombre.

Incapable de taire sa colère jusqu’à s’agacer des excuses sans fond de son ami. Elle devait se calmer, elle le savait. Ce n’était pas la faute de Silence, il maîtrisait les jeux et leur stratégie mieux qu’elle. Plutôt que de lui exposer son désespoir par bribes amères, elle devrait se taire, le suivre, lui faire confiance. Mais cela, elle l’appliquerait quand il arrêtera de jouer les téméraires, quand elle réussirait à oublier, avancer de nouveau.

Lui aussi avec sa peine, les cauchemars hérités d'elle ne sait quels autres évènements. Depuis quand avaient-ils arrêtés de rire ? Si mauvaise amie qu'elle ne parvenait à l'aider, le faire parler simplement.

N’ajoutant rien, elle marcha à ses côtés muette. Si Shield avait été là, il les aurait réconciliés. Non. Elle aurait transféré sa colère sur lui, se serait irritée de sa voix calme, posée en conciliation, de ses grands discours sur l’amitié. À cet instant, elle les aurait laissés tous les deux derrière, ne pouvant plus supporter les discussions enfantines. Sa gorge se noua. Si elle avait su, elle se serait retournée, simplement pour les voir bouder, se regarder d’un œil noir ou exaspéré, aurait gravé cette image dans sa mémoire. Maintenant, elle n’en gardait qu’un souvenir flou. Si vite, ils s’effaçaient.

Le nouvel embranchement ne proposait que deux voies. Leur parcours se passait pour l’instant sans encombre. Des cailloux, vraiment. À l’instar du labyrinthe, un mur se dressa instantanément en son esprit. Elle avait éteint des rochers qui bougent, ce n’était pas tué, avait été nécessaire. Comme le reste, le remord s’enfouit sous l’agacement exagéré.

S’ils ne croisaient que des pierres qui brillent, l’épreuve serait tranquille. Cependant, elle devait trouver un moyen de ne pas recommencer, que personne ne comprenne, trouver une excuse pour avoir achevé si vite ces créatures.

Soudain, un mouvement et l’archer fut soulevé de terre. L’Empereur les poussa dans son dos, les écartant de la bête. Ses yeux s’écarquillèrent, perdant le souffle, ses mains se mirent à trembler avant qu’elle ne calme aussitôt les battements effrénés de son cœur. Il était hors de question qu’un monstre qui non content d’avoir une tête horrible en avait fait pousser dix autres lui fasse lâcher son contrôle.

Dans sa gueule était pris le garçon blanc. Une seconde, elle aurait aimé avoir ses élèves derrière-elle pour leur présenter cette belle application du karma. Que des grandes gueules dans cette équipe. Au moins, ce n’était pas Silence qui s’amusait à clignoter sous le monstre. Il était là, derrière celle qui lui glissa sa demande.

Oui, elle pouvait le faire. C’était si simple. Aucun geste n’était requis, pas même un battement de cils. Cependant, tuer l’animal revenait à sacrifier le bras sous les mâchoires contractées, ce qui était embêtant pour un archer. Avant qu’elle ne réponde, un mur de cristal sortit du sol, emprisonnant la proie déchirée.

Ses pas avancèrent sans qu’elle le veuille avançant vers la bête enragée avec calme, le périmètre franchi, les battements effrénés de la colère enragée, la douleur de la mâchoire brisée. Sans rien, ils s’arrêtèrent.

Elle regarda, fermant une bouche qui voudrait s’ouvrir, durcissant un regard qui demandait à s’écarquiller, la créature s’effondrer près d’elle. Les visages multiples déformés sous le choc sans blessure, les crocs sortis, les babines retroussées. Ce n’était pas des pierres, ils avaient bien des yeux, trop nombreux, qui fixaient le vide.

Elle pouvait pas avoir le don de faire pousser des fleurs, de peindre en rose la pierre ? Non, il fallait qu'elle ait le pouvoir de tuer un colosse d'environ cinq mètres sans mains nues. Elle espérait qu'ils se marraient bien là-haut. Quoique... maintenant ils avaient Shield.

Baissant la tête, elle ne voulut plus voir la mort. Resta, les poings fermés, aveugle devant la masse sombre. Quelle excuse pouvait-elle trouver ? Quelle justification à cet acte ? Rien, si ce n’est l’aveu qu’elle pouvait tuer. D’une simple volonté, sans même devoir approcher la personne, sans même la regarder, simplement sentir son cœur, l’arrêter.

Allez ça commence:

C y a l a n a

Comme on n’apprend pas à un enfant à respirer, personne n’avait jamais appris à Butterfly à tuer. Toujours consciente de cette faculté dont elle n’avait jamais usée. Les raisons étaient évidentes.

En face, se tenaient des hommes et des femmes.
Tuer aurait effrayé les survivants, fascinés les protégés.
Elle serait devenue cible de vengeance ou de mission de meurtre.

Si aujourd’hui ce n’était que des monstres, que tous supposaient sans âme pour se plier au crime sans réflexion, cela n’effaçait pas le reste des conséquences.

Elle créait la peur. Elle créait la fascination.

Ce n’était pas la première fois qu’on mourrait devant elle, mais c’était là son premier meurtre. Instantané sans douleur pour elle, d’une fugace pour la victime. Sur le sol, seul le sang du trapper. Alors pourquoi tant de questions ? Elle cherchait la culpabilité, le remord, ne trouvait que le vide. Si aisé. Loin des affrontements sanglants qu’elle avait pu observer, qu’on lui avait rapporté. Loin des corps déchirés qu’elle avait vu revenir.

Triste, indifférente, apeurée, furieuse. Elle ne ressentait rien, était tout. Sensation désagréable.

Au contact de la main sur son épaule, elle releva vivement la tête avant de détourner le regard. Reconnaissante de l’absence de mots inutiles, simple soutien par lequel, elle le savait présent. C’était suffisant, presque insupportable de ressentir un semblant de compassion. Pourtant, à cet instant, elle aimerait s’arrêter, partir seule, hurler sa peine et sa rage. Pleurer encore, trembler sous la réalité. Or, elle n’était pas seule, n’était pas en paix dans ce labyrinthe où les monstres n’attendraient sûrement pas qu’ils aient fini de soigner le garçon en sang. Heart s’en occupait. Elle ne voulut pas proposer son aide alors qu’il semblait maîtriser ses gestes, dans un calme confiant. N’étant pas experte dans les premiers soins à apporter, pouvant simplement ralentir le sang qui s’écoulait tandis que lui ressoudait les tissus, arrêtait l’hémorragie.

De longues minutes à observer sans voir les secours pour se dégager de la main amicale à ses mots, pour noter le chemin parcouru avant l'assaut, le suivre avant d'être rejoints par l’Empereur. L’ambiance était pesante malgré le calme de King. Butterfly ne cherchait pas à combler le vide, consciente qu’elle pouvait remercier celle qui les avait protégés. N’étant pas ingrate, elle s’évertuait à ranger les images, les émotions dans les boites qui leur étaient destinées. Que rien ne déborde, que rien ne paraisse.

Plus que tout, elle redoutait les questions nombreuses qui pourraient lui être posées, se préparant à répondre avec insolence à celles de l’Empereur. Silencieuse, proche dans une démarche sereine, elle ne lui en posa aucune.

Une nouvelle intersection, un nouveau choix puis à nouveau l’intersection. Bien. Belle avancée. Notée dans le carnet. L’apathie pour compagne, elle reprit la voie de gauche. Une flamme, puis deux. Magnifique. L’angoisse fit battre à nouveau ses veines avant qu’elle ne la taise. Silence n’avait pas dû se rendre visible cette fois, n’est-ce pas ? Plus tard, elle se poserait ses questions éthiques. Jamais trois sans cinq comme on dit. À cette faible distance, elle les distingua.

Parfait, elle pourrait dire aux enfants qu'on leur avait menti. Les dinosaures existaient encore. Elle leur demanderait de rajouter quelques dents et de les rendre un peu plus laids au prochain atelier dessin. Bien plus beaux en peintures

« On s’en occupe. »

À nouveau King avant le combat pour lui demander cette fois de s’en écarter. Mauvaise comédienne, sa peine était donc sans fard. Un agacement contre elle-même, lui faisant relever les épaules, son regard devenant dur. Ils n’avaient pas besoin de s’élancer.

King ne lui avait pas demander de mener l’assaut. Elle aurait dû. Cela éviterait des blessures, la fatigue. Butterfly était un élément de combat. Bien plus efficace pour tuer que pour faire entrer dans vingt têtes brunes les rudiments des mathématiques. Que leur raconterait-elle lorsqu’elle reviendrait ?
"Nous avons vu de joyeux spécimens, aux longues dents qui déchirent vos épaules et s’amusent à vous surprendre dans le noir."
Et d’une génération traumatisée. Belle fournée chez les trappers.

« Non, je viens. Elle ajouta pour que son élan ne soit pas mal compris. Je peux aider autrement. »

L’Empereur s’élança. Une seconde le papillon la regarda sévère, intriguée par cette absence de peur, de questions, surtout d’envie, avant de fermer les yeux, sans plus bouger.

Dans le périmètre, les battements se mêlèrent. Un instant pour les distinguer, saisir les deux, monstrueux. Comme saisir leur cœur au creux de ses paumes, elle leur intima le calme. Respirer, ne pas faire attention aux alentours. Ils te protégeront. Shield parlait avec un sérieux rare, une confiance professorale. Le souvenir lui noua la gorge, plissant ses paupières pour ne pas ressentir le chagrin, se rappeler seulement de ses mots. Ne panique pas et ne lâche pas. Jusqu’à ce qu’ils s’éteignent. Les battements s’espacèrent doucement. Sa respiration se fit lente, son corps lui parut lourd. Ancrée dans le sol, attachée à ses battements, rejetant ceux qui s’accéléraient à l’assaut.

De meurtrière, elle devenait complice. Belle promotion.

Et ça recommence:

C y a l a n a