-Asseyez-vous ?
-Je peux fumer ?
-Non.
-’k.
-Vous savez pourquoi vous êtes là ?
-Ouais.
-Bien alors nous pouvons débuter la séance. Racontez-moi tout, depuis le début.
-On ne peut pas se concentrer directement sur les faits doc’ ?
-Non, c’est important, pour tenter de stimuler le cerveau. Tenter de faire revenir les souvenirs qui vous manquent.
-’k. Je commence.
-Allez-y.
-Je peux vraiment pas fumer ?
-Non.

Soupir, elle repose sa tête contre le dossier du divan, les yeux rivés sur le plafond.

-D’aussi loin que je me souvienne, j'ai grandi dans d’assez bonnes conditions. Papa & Maman sont militaires de carrière et moi je manque de rien. Une petite fille sans histoire qui a des copains à l’école, des bonnes notes tout ça. Tous les jours ma mère mettait un snickers dans ma boîte à goûter. Elle disait toujours : “Si tu te sens énervée, mange un snickers.” Sauf que je m'énerve jamais du coup j’ai jamais bouffé de snickers avant mes quinze ans.
-Hmhm. Continuez.
-Au collège c’est un peu parti en couille. J’ai pas suivi les bonnes influences mais ça passait encore. C’est en troisième année que j’ai commencé à fumer, me dîtes pas que c’est pas bien, tout le monde le fait déjà et je m’en fout. Enfin pas trop d’histoire jusqu’au lycée, soirées sur soirées, j’étais constamment sous effets, ivre ou défoncée forcément ça allait plus trop avec les vieux. En plus je voulais pas travailler alors imaginez. J’étais comme une vieille serpillère toute sale. Et qui pue.
-Hmhm.
-J’ai foiré mon diplôme mais j’ai quand même essayé de trouver du boulot. Finalement j’ai été prise pour faire de la mise en rayon dans un magasin de jouets. Je fumais toujours de l’herbe et j’étais pas toujours en état de travailler du coup j’ai fini par me faire virer.
-Ensuite ?
-Well, c’est mon oncle qu’est venu me voir. Me dire que je devrais rentrer dans l’armée comme mes parents. Que ça leur avait super bien réussi. A l'époque, j'étais contre l’armée. En mode :”Jamais de ma vie j’y fout les pieds.” Et j’ai fait tout le contraire. Je me suis dit, si je trouve pas ma voie, peut-être que l’armée me montrera la voie. Et me voilà engagée dans la légion. La remise à niveau physique, j’ai cru que j’y survivrais pas. Je pense que je sens encore les courbatures, je crois. Vous voulez toucher mes biceps ?
-Non, continuez.
-’K. Me voilà partie pour le Sahel. Mali, Tchad et compagnie. On nous répétait sans arrêt “Vous allez tuer des gens, vous allez tuer des gens.” On était cantonnés dans des dortoirs, il faisait une chaleur à crever. J’ai vu les gens qui étaient déjà là devenir fous, je crois. Une fille qui dormait en face de moi, tremblait sans arrêt, comme Parkinson, voyez, ses mains étaient comme ça.

Elle tend ses mains en l’air et mime un tremblement.

-Une autre avait des migraines en permanence au point qu’elle est devenue inapte. Un mec dormait plus du tout. Je pensais que j’allais y passer aussi. Vous savez on voit toujours dans les films quand les mecs tuent un type pour la première fois ils sont genre en état de choc, ils savent plus trop. Pour moi, la première fois on m’avait mise avec les artilleurs sur un petit lance missile, un truc à radar. Vous savez normalement un missile ça touche, ça pète, pan. Mais cette machine là le radar scanne la zone pour que ça pète à environ quinze mètres du sol, ça déclenche une ombrelle de shrapnels d’environ vingt-deux millimètres sur cinquante mètres. Sauf que le truc a pas bien fonctionné. Je sais pas si le radar était mort ou quoi mais l’ogive a arraché un arbre qu’est tombé sur deux talibans qui s’en servaient comme couverture. Ma première victime était un arbre. Puis les deux mecs en dessous.
-Hmhm.
-On rentre au camp, je me mets en condition, je mets de la musique, je m’allonge et j’attends. Puis… Rien. Je me suis demandé si c’était normal que je ressente rien comme ça. Au final je me demande si c’est pas le fait qu’on me répète que j’allais tuer des gens. Comme si ça s’était imprimé en moi et qu’au final ce n'était pas grand chose. Je suis resté là-bas presque une année entière avant d’être rapatrié quand j’ai perdu mon œil. Une explosion, une vitre a pété et des éclats de verre ont tout détruit là-dedans. Je peux vous dire que ça fait pas du bien. On m’a affectée à un régiment tout ce qu’il y a de plus normal ensuite je m’occupais de la reconversion des militaires, la pandémie tout ça, ça n'a pas changé grand chose. Je me suis faite vaccinée y’a pas longtemps d’ailleurs. Pour ce qui est d’hier je me rappelle juste que j’étais complètement ivre. Et ce matin je me suis réveillée dans ma baignoire pleine d’eau glacée et de sang et en vomissant de l’eau, ma porte était enfoncée mais il me manquait rien. J’ai connu plus sympa. Mais je ne sais pas comment ça peut-être mon sang puisque je ne suis pas blessée.
-Vous ne vous rappelez vraiment de rien.
-Non.
-Bien. Ça prendra le temps que ça prendra mais nous y arriverons.
-Si vous le dîtes. Je vous dois combien ?
-Quatre-vingt-dix euros, avec les dépassements d’honoraires.
-A ce prix là vous auriez pu me laisser fumer.
-Non.

Soupir lourd, la carte est insérée dans le terminal de paiement. La salle de consultation quitté, elle porte à ses lèvres une cigarette aussitôt allumée à l’aide d’un vieux briquet à essence portant ses initiales. Inspiration salvatrice, elle recrache la fumée acre par les narines à plusieurs reprises. Douleur derrière la tête, quelques étoiles, le noir complet.

Réveil difficile, elle aimerait bien se frotter la tête mais elle ne peut que contempler de son oeil valide ses mains attachées et devant elle, une machine qui semble tout droit sortie d’un film.

-Si vous me tapez sur la tête je sais pas comment je vais résoudre mon problème d’amnésie. Et j’ai rendez-vous demain pour me faire enlever le grain de beauté fluo que j’ai sur le cul. Je peux partir ?

Elle tire un peu sur les lanières qui la maintiennent avant de jeter un oeil à cette drôle de machine en se demandant dans quelle genre de merdier elle pouvait bien se trouver là. Nouveau Blackout.

Réveil tranquille, couchée sur son lit portant encore son pantalon de treillis et un vieux t-shirt de sa compagnie elle se redresse les cheveux en bordel, réflexe premier, elle glisse une cigarette au coin de ses lèvres et prend son temps pour fumer, émerger. Elle avait l'impression que ça faisait bien longtemps qu'elle ne s'était payé le luxe de faire une bonne sieste. Petite pensée pour la guerre tout ça, le fait qu’on l’ait enfermé ici parce que dehors ça pète de partout. Enfin bon, pas tellement de quoi s’alarmer au final. Même si son subconscient lui criait parfois qu'il aimerait bien participer aux affrontements.

Elle pousse la porte et jette un oeil dans le couloir, aucune idée de l'heure qu'il est. Ses rangers pas lacées elle s’avance la tête dans le fin fond du cul, croisant quelques personnes pressées elle ne les arrête pas et continue jusqu’à débarquer face à de grands escaliers dont la mezzanine donne sur une salle un peu plus peuplée. Coudes posés sur le bois, elle observe un instant avant de porter ses doigts à sa bouche. Sifflement.

-Hé, quelqu'un a fait du café ?