le monde devenait fou petit à petit sous les fenêtres de son bureau, se disait sarah. elle ne pouvait plus que soupirer ces jours-ci, alors elle soupirait dès que plus personne ne se trouvait dans les parages. elle retirait son masque, ouvrait ses fenêtres, tous les matins depuis des mois, c'était devenu une sorte de rituel - un rituel magique qui visait à maintenir le mauvais sort loin d'elle. sarah n'avait jamais été véritablement superstitieuse, elle l'était devenue par la force des choses.
malheureusement ce matin-là, quelqu'un fumait sous les fenêtres et elle dû les refermer prestement avant de vouloir verser par mégarde le contenu de sa poubelle sur la tête du malheureux. vraiment, comment qui que ce soit pouvait supporter
cette odeur nauséabonde ?!le téléphone sonna, l'indicateur marquait le bureau de son patron, pour la quatrième fois depuis qu'elle était arrivée. elle toucha subrepticement le pansement à son avant-bras, puis répondit poliment.
bonjour monsieur, comment allez-vous ? ( l'interlocuteur sent l'ironie, s'excuse en rigolant ) ce n'est pas que c'est une surprise, vous avez le chic pour m'interrompre. ( rire de l'interlocuteur, concession ) j'ai du travail vous savez ? pourquoi vous me dérangez cette fois-ci ? ( le ton se pose, explications ) oh, votre rendez-vous pour le vacin a été avancé à aujourd’hui ? très bien, je viendrais vous récupérer à la sortie - elle jette un coup d’œil à sa montre - vous devriez vous préparez à partir. ( l'interlocuteur s'agite et raccroche après une brève interjection )
bip bip. et le son du téléphone qu'on raccroche.
sarah pose ses mains sur ses hanches et soupire une nouvelle fois, amusée cependant. la suite est banale, la journée continue d'avancer, la secrétaire du cabinet d'avocat effectue milles et unes tâches sans sourciller, veillant à surveiller l'heure. et quand fut venu le temps, elle prit ses affaires sous le bras, remit son masque et entreprit de passer chercher son patron à la sortie de son rendez-vous chez le médecin.
sur le chemin du retour, monsieur buxton semblait fatigué, il s'avéra un peu moins enclin à discuter qu'il ne l'était d'ordinaire. elle n'en fit pas grand cas, remarquant juste ces petites différences et les notant dans un coin de son esprit. et, arrivés au cabinet, il la salua poliment avant de se retirer dans son bureau, évoquant une sensation de fatigue
... mais le médecin m'a prévenu que ça pourrait arriver, je vais juste prendre quelques minutes de repos.sarah hocha la tête et, une fois retourné à son propre bureau, elle fit rediriger les appels visant le patron sur sa propre ligne. la journée avança, elle se prit à rêvasser plusieurs fois, trouvant étrange que sa propre vaccination plus tôt n'ait pas déclenché quoi que ce soit de particulier. certes, il peut toujours y avoir des effets secondaires...
des heures plus tard, alors que sarah recevait un appel désagréable de son mari au sujet du fait qu'elle était toujours au bureau - ils ne s'entendaient plus depuis bien longtemps et elle était à un stade où cacher son mépris pour cet homme lui était devenu impossible - le voyant rouge d'un appel entrant provenant du bureau de son patron s'alluma. elle raccrocha sèchement
j'ai pas le temps henry, fais manger la petite, je passerais la prendre ensuite si t'es pas capable de t'occuper de notre enfant plus d'une journée tout seul. ( raccrochage, décrochage ) oui ? ( un blanc ) monsieur ? vous m'entendez ? ( suite de mots incompréhensible, souffrance auditive ) ....
le téléphone retombe sur le combiné, sarah sort rapidement. heureusement elle n'a que quelques couloirs à passer pour atteindre le grand bureau du patron. en passant devant une surface réfléchissante, elle remarque quelque chose au niveau de ses cheveux mais, trop inquiète, ne s'attarde pas dessus. elle ouvre la porte, et son visage qui d'ordinaire n'affiche qu'une palette très limitée d'émotion, se plisse sous l'effet de l'inquiétude. l'homme est au sol, appuyé contre son bureau, il respire mal, il sue, il affiche un rictus et la fixe difficilement. sarah se précipite pour venir s'accroupir à son côté, elle lui tient la main et remarque qu'il est très chaud, pris de frissons, probablement fiévreux.
il essaie d'articuler quelque chose mais visiblement se résigne, attrapant délicatement entre ses doigts une des mèches de cheveux de sarah qui - occupée à réfléchir à l'emplacement où se trouvait la trousse de secours - sursaute. confuse, elle remarque enfin que ses cheveux ne sont pas de leur couleur habituelle.
tony semble manquer toujours plus d'air et d'étrange marques apparaissent à son cou. sarah finit par lui lâcher la main et se précipite au bureau en maugréant contre le désordre avant d'enfin trouver la trousse de premier secours. puis elle réalise que ça ne servira pas à grand chose et prend le combiné du téléphone pour appeler les secours.
le téléphone à l'oreille, elle revient se poser à côté du patron, et essaie, tant bien que mal, d'expliquer ce qu'il se passe à l'opératrice et alors qu'elle précise qu'il a été vacciné il y a quelques heures, l'appel coupe. juste assez pour instaurer chez elle la graine d'un malaise...
puis reprend.
c'est une voix masculine cette fois-ci, qui s'excuse du désagrément et qui l'enjoint à réexpliquer la situation. et pendant tout ce temps, ça ne fait qu'empirer, elle regarde impuissante l'homme souffrant qui a l'air de rapetisser, sans savoir comment l'aider.
ça lui brise le cœur et.
et.
et.
(le téléphone tombe)
qu'est-ce que(l'opérateur parle dans le vide)
non(l'appel se termine)
monsieurmonsieurqu'est-ce que je suis censée faireAU SECOURSde l'eaude l'eau de l'eau de l'eauvite vite vite V IIIITEE E VIT E V IIE EETEVI(respiration saccadée, paroles incompréhensibles, panique)
dans ses mains un tout petit poisson rouge, un de ceux que l'on gagne encore parfois dans les foire. elle le regarde fixement, pleure parce que c'est trop pour elle, trop incompréhensible, inconcevable. mais il lui faut de l'eau. elle se répète en boucle qu'il lui faut de l'eau, un bocal, quelque chose, un récipient. et alors que le poisson montre des signes d'affaiblissement, une drôle de chaleur envahie sarah, et quelque chose apparaît. le poisson est dans l'eau. et tout s'estompe dans le noir alors qu'elle s'évanouit.
les jours qui suivirent furent chaotiques, pour ne pas dire, inconcevables. elle découvrit avec stupéfaction que son patron était désormais un membre à part entière de la vie aquatique et qu'elle n'était plus tout à fait la même, plus tout à fait sarah.
ses cheveux avaient pris une drôle de couleur et ses yeux -
oh mon dieu, ces yeux -... elle ne voulait même pas y penser.
je mettrais des lentilles et je teindrais mes cheveux et ça ira, se dit-elle. ses pensées se bousculaient sans cesse et elle finit par fuir le bâtiment, marchant sous la pluie, en pleine nuit, jusqu'à son appartement. des dizaines d'appels manqués de son mari. qu'il aille au diable.
et cette sensation de panique qui ne la quittait pas. une bonne semaine passa dans un brouillard terrible, où elle ne sortit pas de chez elle, refusant de répondre au téléphone, tant et si bien que l'on envoya la police à sa porte.
le reste est sans importance. ou très important. personne en saurait dire.
surtout pas elle, qui finit par s'effacer dans le néant, sous l’œil vitreux de la machine corporation. elle n'était plus rien. apathique, immobile.
premier jour
deuxième jour
troisième jour
néant
néant
néant
et le septième jour, il n'y eu rien.
et nihil se créa. nihil n'est plus trop sarah, mais sarah était nihil.
même si elle ne s'en souvient pas. ne reste alors que quelque brides de quelque chose qui n'existe pas, et un cauchemar d'une enfant qu'on lui enlève et d'un monstre liquide.
il y a nemo aussi, elle y pense parfois, lui qui crée un léger remous dans son précieux rien et qu'elle aimerait noyer dans le bocal qui lui sert de tête. l'étouffer dans un gargouillis aqueux après lui avoir tiré les vers du nez.
nihil sourit peu mais quand elle y pense, ses lèvres esquissent lentement ce sourire absent. en attendant de pouvoir mettre la main dessus, elle s’accommode de son statut au sein des wilds, apprécie la distance que lui laissent les autres, de la place pour étaler son néant et prendre ses aises. de la place pour créer et expérimenter.
de la place pour fomenter tout un tas de plans.
ça l'amuse, au fond, elle se sent tout à fait comme une de ces boîtes où l'on cache des secrets et où, le mauvais bouton appuyé, un diable surgit en riant.