C’est peut-être lorsqu’il s’assied enfin qu’on ne le remarque pas. Il se fond à nouveau dans le paysage, tel un orchestre d’arbres jouant avec les vents. De cette vue, il semble aussi concentré que passionné par l’occupation qui rythme ses jours. Jacinto ne paraissait plus aussi anormal que d’autres, même plusieurs années après sa vaccination.

Ses imperfections n’étaient plus aussi alarmantes que d’autres. Oui, celles-ci, les nôtres comprises.
Après tout, même avec le jeune âge, ça ne paraissait pas complètement sordide, quelques mèches irisées dans une chevelure pourtant bien contrastée. Avec les années, ça se justifie même de plus en plus. En d’autres termes, Jacinto aurait pu continuer à garder la tête baissée, encore et encore, et il serait probablement rester sauf. Du moins, quelques années encore.

Ces imperfections, elles étonnaient quand même. Elles t’ont intriguée, comme ses gestes finalement : lorsqu’il se relève de son poste, il ne peut s’empêcher de remettre ses cheveux plus en ordre, libérés et décoiffés par le rythme qu’il confère par sa flûte. C’est l’un des seuls moments où Jacinto se laisse davantage aller et ne fait plus attention aux alentours. Il se laisse emporter, un peu comme dans les coulisses, quand tu finis par agripper le col de sa propre chemise blanche — ça se froisse — de manière à descendre ses lèvres jusqu’aux tiennes. La distance écrasée, les secrets se broient également : dans l’intimité, il ne peut épiler la riche fourrure nacrée qui habille son corps.

Sur les lèvres des autres, ce n’est même plus une rumeur, tout le monde est au courant et on pense qu’en tant que chef d’orchestre, tu le couves beaucoup trop. Mais après tout, n’est-ce pas parce que lui aussi t’as couvert à plusieurs reprises alors que tu n’as pas arrêté de t’enflammer ?

Ce sont tes premières pensées, en tout cas.
Si on comprenait ce que tu ressentais, pourquoi tu as fait ça, on ne t’en voudrait peut-être pas autant.

Parce qu’on ne doit pas se leurrer, il y a quand même bien d’autres rumeurs sur les bouches. Les imperfections de Jacinto paraissent presqu’imperceptibles ; c’est peut-être parce que les tiennes, bien plus flagrantes, préservaient involontairement les siennes. Déguiser tes veines magmatiques de gants plus sombres n’a même pas suffit, surtout pour un travail où tes mains noueuses et tremblantes, à force de trop de menaces, dirigent. Un leader se doit de ressembler aux autres puisqu’il donne l’exemple. Il y a une telle pression sur tes épaules que même en tant que meneur, tu ne pouvais supporter. Tu en étais bien conscient et tu faisais ton possible, toi en grande vedette de l’orchestre, devant tous ces potentiels collaborationnistes, de masquer l’impossible. L’enjeu était sans cesse colossal et pour autant, Jacinto t’a accepté les bras ouverts. Il a promis de te protéger.

D’abord, il t’a protégé de toi-même. Après tout, tout cette foule ne te pointait pas encore du doigt — puisque tu le fais d’abord, de ta baguette, vers chaque corps musical — mais de le faire, elle en était bien susceptible, trop suspicieuse. Même silencieuse, il était évident qu’intérieurement, tu bouillonnais de colère quitte à en déferler, dans l'intimité, des détonations dans un duplex, peu propice pour les accueillir ; interrogeant peut-être le voisinage même.
Pourtant peu tactile, dès qu’il te touchait, les explosions capables de projeter même un corps aussi gigantesque ne le mettaient pas en danger. Ça les calmait mais ça ne te calmait pas. Pourquoi était-ce si facile pour lui et pas pour toi ? Il répétait la même agaçante rengaine que tu ne pouvais plus supporter. Il n’a fait que répéter, avec ses bégaiements tout aussi itératifs, qu’il ne dirait rien à personne. Même peu sûr de lui, il était sûr de cette décision.

Il t’a promis de ne jamais rien révéler. Il se l’était déjà même promis à lui-même avant que vous ne vous engagiez dans cette relation de condamnés.
Du mieux qu’il peut, il t’a ainsi protégé des autres. Mais quand au succès, c’est une autre histoire. Si tes paniques se manifestaient publiquement, il cherchait des justifications à ces déflagrations anodines, plus d’une fois. Mais Jacinto n’a jamais gagné avec ses excuses, durant son passé, comment aurait-il pu mieux te défendre lors de jouxtes, bien plus sérieuses, que des bagarres juvéniles de l'adolescence ?
Ton amant est si maladroit qu’il s’est accaparé des soupçons qui pesaient sur toi.

En définitive, ton amant est bien trop faible, avec de tels arguments. Tient-il vraiment bien sa promesse ? Il ne peut pas te protéger de cette manière. C’était destiné : vous ne pouviez pas survivre tous les deux.
Les faibles ont bien d’autres utilités. Ils ne sont pas des bunkers, mais des sacrifices.

Les regards devant toi alors que tu les guides. Les regards derrière toi alors que tu les contentes.
Tous ces regards te désapprouvent. Il ne voit que toi mais ne le voit pas lui. Toi qui exploses sans cesse, c’est son avenir que tu fais voler en éclats, ce maudit jour. Cette funeste soirée où, lors d’une habituelle symphonie nocturne, ce n’est plus des archets qui font sauter les cordes des violons et violoncelles des premiers rangs mais de minimes explosions que tu ne peux contenir, avec tous ces regards haineux braqués sur toi. Les engins musicaux se détruisent, blessent de nombreux témoins aux premières loges, toi inclus. Il t’a promis de te protéger. Ce jour-ci, il ne l’a pas fait.

Lorsqu’une enquête est menée pour connaître l’auteur d'un tel désastre, tu as beau être désigné comme suspect, tu as assez de blessures pour ne pas être ce suspect numéro un ; mais surtout beaucoup trop de haine pour te laisser dérober. Alors tu lui dérobes son futur, à lui. Après tout, Jacinto est trop faible. C’est à la fois un individu dans une masse mais une anomalie pour cette même masse. Lorsque tu le pointes du doigt, on reconnaît en cet homme bien trop menaçant d’apparence, les crimes commis.
Toi, tu es destiné à bien plus. Le donner, ça te sauverait. Tu ne lui as rien promis alors ce n’est même pas comme si tu retournais ta veste quand tu avances d’innombrables arguments contre lui.
Trop de rancune contre cet homme dont finalement, tu connaissais malheureusement beaucoup trop de choses pour laisser passer ça : tu commençais à découvrir la nature de son pouvoir. Il n’arriverait pas à te calmer mais tes explosions, oui. Quelque chose en lui les inhiber, ce quelque chose que vous avez en commun entre fléaux. Alors pourquoi il ne t’a pas aidé, même en public ?
Finalement, pour toi, c’est lui qui t’a bien plus trahi. Pour toi, il y a de l’injustice alors tu montres autant que cruauté que cette persécution. Pour toi, il n’a pas respecté sa promesse alors il n’est plus qu’un sacrifice.

Les promesses que Jacinto a tenu l’ont rendu si aveugle. Il est bien trop faible, c’est vrai. Comment a t’il put penser pouvoir te protéger, toi, la personne à qu’il tenait énormément alors qu’il n’est pas capable de se protéger ?
Il s’en veut mais il t’en veut, évidemment, bien plus. Tu l’as replongé dans ce cauchemar. Il comprend que c’est dur de rester dans la lumière, de voir tous ces visages inquisiteurs. C’est peut-être pour ça qu’il est toujours resté un arbre dans la forêt des instruments. Mais le jeter dans cette arène de regards charognards l’épiant, pourtant, avec autant de dégoût, était-ce vraiment la solution ? Il pensait qu’être à tes côtés, c’était la solution à ses maux mais finalement, tu n’as fait que les empirer.

Les personnes sont décontenancées par cette expérience.
Jamais ils n’auraient pensé qu’un homme aussi revêche d’apparence puisse se mettre à être aussi faible. Faible, faible, faible, on ne fait que lui répéter. Les larmes coulent trop et il ne peut même pas les essuyer. Mais le veut-il, de toute manière ? Il ne veut pas les arrêter ; elles lui permettent de ne pas voir le spectacle qu’on s’apprête à lui infliger sur cette chaise. Il ne veut pas non plus entendre ces murmures ou pire, ces moqueries, alors il tente de retrouver la masse orchestrale, plus cacophonique. Mais il doit jouer, cette fois-ci, en tant que soliste. Il ne jouera plus qu’en tant soliste. Un air qui se voudrait pourtant joyeux se transforme, avec sa profonde voix, en hymne macabre.  

Un genre de requiem couplé à ces pleurs ne peut qu’éveiller l’œuvre de Mozart. Ils ne font pas attention vraiment à ce qu’il fredonne. Les lèvres closes, il n’a pas de mot à dire. Ils se fichent bien de lui. Riant, il décide d’appeler ce fléau-là Lacrimosa, le larmoyant musicien.

Peut-être que finalement cette nouvelle condition de prisonnier d’entre les murs lui a autorisé de meilleures chances de rebondir. Avec des souvenirs lacunaires, il ne peut bien sûr avoir retenu aucune des leçons sur des échecs n’ayant jamais existé à ses yeux.
Les chasses à l’homme, étalées sur huit ans, lui ont pourtant inculqué plus d’enseignements que ses vingt-six années passées ailleurs (ce ailleurs, c'est en tout cas dans ce château, ça il en est sûr. Le reste est bien trop flou mais est-ce bien grave dans un monde aussi sanguinaire ?). Les défaites ont bel et bien existé durant ces épreuves car bien trop chétif en comparaison à d’autres individus pour pouvoir connaître le succès. Ce n’est que par chance que Lacrimosa a su survivre durant plusieurs années, grâce à son physique intimidant, face à quelques personnes qui pourtant, ne manquaient pas d’envie de tuer. Son allure inquiétante tuait la plupart du temps cette lubrique passion, tout compte fait.

Heureux hasard & retournement de situation.

Il éprouve quelque chose d’amer pour son immense silhouette, bien qu’elle lui ait sauvé maintes fois la mise ; il cherche à l’aimer et l’apprivoiser. Plutôt que des activités culturelles, le musicien s’accoutume, désormais, à un nouveau refrain, défiant ses aptitudes physiques chaque jour, semaine, mois et années. Ses prouesses sont telles qu’il finit par cultiver davantage l’inquiétude qu’on lui associait déjà à partir de rien. Il n’en est pas fier mais il sait que c’est son seul moyen de survie.
Il n’a pas fait un avec la mort mais l’a bel et bien rencontrée. Combien de corps jonchés ont souillé la pure neige des arènes de leur sang ? Il ne compte plus le nombre, ni les litres. Or, les morts ne l’effraient plus tant que ça ; ce sang-chaud n’éprouve plus autant de compassion ou de colère pour des personnes capables de battre de sang-froid, à force d’en avoir vu. Tout comme eux, c’est devenu une habitude, hélas.

Manquant cruellement d’empathie et de contact humain, il compense par la force qu’il galvanise en sept ans et quelques mois. Il finit par être capable de se mesurer et assassiner des fauves (ses camarades ne s’étonnant plus de le voir ramener un cadavre d’ours au château pour se nourrir ou se vêtir), après avoir peut-être liquidé trop de petits animaux, ne méritant peut-être pas autant ce destin puisque déjà trop attaqués par l’anarchie de la chaîne alimentaire. C’est peut-être ce restant de pitié qui lui reste et que personne n’imagine. On ne l’imagine pas poser quelques brins d’herbe en guise de modestes jacinthes et funérailles, dans les mains d’une jeune fille de seize ans, embrochée sauvagement par un destin si funeste.

Lacrimosa ne montre plus ses larmes.
Lacrimosa ne montre plus ses faiblesses. La seule qu’on lui trouve, en ces jours, est peut-être un pouvoir bien illusoire. Lui aussi a longtemps cru en être dépourvu, ce pourquoi il a bâti sa force dans la carrure et a accroît son endurance par d’innombrables entraînements au sein du château et plusieurs participations aux Hunting Sports qu’il n’a jamais gagné. Même à deux doigts du trophée quelques fois, il a accepté la défaite, par simple lassitude d’une telle mentalité. Les morts qu’il a pu causer sans remords, après tout, ne sont pas à acclamer. Le public reste pour autant souvent sur sa faim. Il ne leur donne pas assez.
Il ne sous-estime pas ses adversaires, bien au contraire. Il est juste profondément peiné par cette routine à laquelle ils doivent s'adonner.

Lacrimosa souhaite pourtant se prouver ses prouesses à lui-même, en dépit de certaines déficiences. Son chemin pour en arriver là n’a pas été simple et, en retour, sa fermeté ne compte certainement pas ménager des plus jeunes recrues : il impose, en tant qu’entraîneur, des exercices ardus, où seul l’armement et les poings comptent ; plus de magie une fois entré dans son cercle. C’est grâce à ce poste qu’il a finit par découvrir cet espèce d’anti-don qu’il développe encore, avec ces mêmes sessions difficiles qu’il fait subit. Mais il n’a pas besoin de la révéler, cette magie, même à ses camarades. Même, des camarades ? À ses yeux, il est difficile de trouver des alliés lorsque tous sont prêts à le faire basculer. Plus qu’aider autrui, sa situation actuelle l’aide encore à grandir, sans trop se ménager pour autant.

Lacrimosa, ne pense, aujourd’hui, qu’à survivre.
Beaucoup trop de zones d’ombre constellent son esprit. La mort est une ombre bien plus grande, ce qui le motive à garder la tête droite, même s’il n’a pas plus d’objectif.